Je quittais Dugny en Seine Saint-Denis pour aller du côté de Censier-Daubenton, à Paris, en 1981. On y entendait James Brown et les célèbres phrases de Dj Chabin… C’était fascinant de voir autant de gens s’amuser, ça a été pour moi les premiers élans vers la danse…
Down With This : Tu es l’un des premiers à avoir été attiré par la danse hip hop et à en avoir posé les bases en France, au tout début des années 1980. Comment s’est produite l’étincelle ?
Gabin Nuissier : Moi qui étais né en Martinique, baigné dans cette culture caraïbéenne d’ouverture, de sourire, de nature, avec la mer… j’ai débarqué en 1974 en Seine Saint-Denis, à Dugny, du côté du Bourget à l’âge de huit ans. C’était l’époque du déracinement pour beaucoup de monde. A Dugny, ce n’était pas encore le béton partout, il restait des champs de maïs, des lacs… Nous nous retrouvions parmi des algériens, des portugais, des espagnols. On était tous confronté un peu à la même problématique qu’était la découverte d’une nouvelle vie. On n’était pas là pour s’imposer mais pour comprendre les autres et s’adapter à ce nouvel horizon. Mon grand cousin qui était dans le rock me faisait sortir souvent dans des boums, et dans différents lieux de Paris comme Barbès, Pigalle, Strasbourg Saint-Denis pour voir les films de kung fu, et à partir de 1981. Du côté de Censier-Daubenton, on y entendait James Brown et les célèbres phrases de Dj Chabin… C’était fascinant de voir autant de gens s’amuser, ça a été pour moi un premier élan vers la danse… Puis il y a eu la découverte de clips comme « Buffalo Gals » de Malcom McLaren, « Break Machine », le film « Flashdance » jusqu’à « Break Street » et « Beat Street ». Ca me plaisait et ça me semblait aussi spectaculaire que les arts martiaux que je pratiquais. Le hip hop a été comme un cadeau qui permettait aux déracinés que nous étions de se rassembler autour d’un tronc commun. Grâce à cette culture, on rencontrait des gens d’ailleurs, on était une force, un véritable big bang ! Toutes ces choses ont favorisé la perception de ce qui allait être notre culture. Et pour laquelle nous allions être ceux qui en constitueront la première génération… Toute sorte d’expression exprime une communication, une communion et l’existence…Grâce à cette culture, on rencontrait des gens d’ailleurs, on était une force, un véritable big bang ! Toutes ces choses ont favorisé la perception de ce qui allait être notre culture. Et pour laquelle nous allions être ceux qui en constitueront la première génération…
DWT : Pourquoi as-tu autant accroché à la danse quand tu étais dans ces endroits ?
Gabin Nuissier : Cela m’avait fasciné quand j’ai franchi un jour la porte du Bataclan en 1982-83 et que j’ai aperçu tous les danseurs à l’intérieur qui bougeaient de partout ! Il y avait cette folie de quelque chose de spécial. Il se dégageait une expression particulière, de partage et d’arrogance. Ce n’était pas chacun dans son coin : on sentait ce côté dépassement de soi et de convivialité. Je voyais plusieurs danseurs dont Junior, Ludovic et un autre qui s’appelait Joyce avec des Weston triple semelle… Il était à coté du bar bien entouré et partait en patin pour revenir siroter son verre. J’ai vu des combats de boxes au ralenti et différents styles dansés Jazz rock et autres, la crème de la crème… Cette énergie et ces danseurs partout m’avaient tout de suite interpellé, je me demandais où j’étais tombé ! Cette boîte a été un déclencheur pour moi, je me suis dit : « c’est ça que je veux faire ! ». J’avais commencé au début par la danse debout qu’on appelait le smurf, mais quand j’ai touché à la break dance, c’était la contamination… Et ça ne s’est plus jamais arrêté. La danse m’avait permis ainsi qu’à d’autres de canaliser plein d’énergies.Cela m’avait fasciné quand j’ai franchi un jour la porte du Bataclan en 1982-83 et que j’ai vu tous les danseurs à l’intérieur qui bougeaient partout ! Il y avait cette folie de quelque chose de spécial !
DWT : Qu’est ce qui a constitué le point de départ de la création du crew, désormais mythique, Aktuel Force ?
Gabin Nuissier : Grâce à la danse, j’ai rencontré beaucoup d’amis, d’abord à Dugny, dans notre quartier de la cité Maurice Thorez, avec Bouda et d’autres, puis du coté du Bourget avec Xavier, Blaise sur Aulnay. Rodrigue sur Paris, Latdior et Stedo sur Aubervilliers, Maurice etc… On était presque tous de Seine Saint-Denis. On se rencontrait dans certains lieux et souvent au Bataclan vers 1983, il y avait de la maturité dans notre danse et pas mal de monde ! Dans la foulée de cette même année, je découvrais comme les autres ce Centre Paco Rabanne, qui n’était pas très loin, au métro Colonel Fabien, sur le boulevard de la Villette. C’est ce lieu qui a été le mouvement déclencheur pour la création d’Aktuel Force en 1984. Un jour, le chanteur africain Kassiry a le projet de faire un clip produit par Paco Rabanne. On avait été choisi comme danseur. Paco était venu ce jour là avec des paquets cadeaux : une paire de Nike et un tee shirt chacun où était inscrit « actuel ». On s’était concerté et on avait rajouté « Force ». « Aktuel Force » : un terme qui exprime la constance du moment présent. Le groupe s’était construit dans le Centre Paco Rabanne. Le soir même il y avait un événement au FeelOne à la Défense et des tensions avec les autres groupes. L’histoire d’Aktuel Force allait alors réellement démarrer avec Bouda, Blaise-Pascal, Xavier, Rodrigues, moi… Kool Shen et Joey Starr qui y rentreront un petit peu plus tard. Bien après, en 1986, à l’époque du Globo, j’étais allé voir Massadian qui dirigeait le magazine Actuel et le Globo pour lui proposer un partenariat, mais il n’avait pas voulu. C’est à ce moment, que j’ai changé le « c » d’actuel par un « k » pour ne pas faire de confusion.On se rencontrait dans certains lieux et souvent au Bataclan vers 1983, il y avait de la maturité dans notre danse et pas mal de monde !
DWT : On suppose donc que le Centre Paco Rabanne a été un lieu déterminant pour le hip hop à ses débuts, vu l’effervescence qui y régnait ?
Gabin Nuissier : Ce Centre nous permettait de nous retrouver avec d’autres danseurs. Il y avait tous les groupes : Forty Second Street (avec Enrique, Kitoko, Mory, Paris City Breaker (avec Scalp, Solo, Nicolas, Willy), Crazy Furious d’Aulnay, les Warriors, les Requins Vicieux … J’y allais tous les jours, dès 9/10 heures du matin. C’était un lieu magique. Il y avait Armand et Charly, des gars avec qui j’avais eu tout de suite une affinité. Charly, c’était le patron ! Il avait un gros poste Sharp où tu pouvais mettre des vinyles dedans ! Charly avait le kérosène ! (rires) Je lui empruntais parfois son ghetto blaster pour prendre le métro. T’imagines avec ce poste et mon Lacoste jacquard, en mettant a fond mon Kassav ? (rires) On partait faire des spectacles de rues à Châtelet avec Charly, Armand et Christian, qui était un très bon smurfeur, des Warriors. J’apprenais beaucoup avec des personnes plus âgées comme eux. J’y suis allé pendant trois ans et demi, dont un an où je ne suis pas allé à l’école car diplômé précoce. On avait tous pas mal d’affinités avec Paco. Nous disposions de la grande salle, on était bien. Il nous emmenait certains soirs manger avec lui à quinze danseurs ! Il aimait la culture caribéenne et africaine et avait toujours favorisé l’expression de ces danses. On y voyait des danseurs de « bel air », de « Gro ka », plein de danses tribales et de percussionnistes également. Ce Centre a fait beaucoup de bien au hip hop et on ne payait pas de cotisation ! Dans ce lieu, la danse faisait le lien entre toutes les autres disciplines. Tu pouvais ainsi y voir des graffeurs comme Mode 2 ou Bando qui y étaient venu faire un super graff. Cette salle était le carrefour entre différents autres lieux, qui ont joué un rôle déterminant, comme le magasin de Dan, Tikaret, à Stalingrad, le terrain vague de La Chapelle avec Dj Joe et Daniel (Dee Nasty) qui ramenait son groupe électrogène pour y mettre de la musique. Mais La Chapelle était plus un lieu destiné aux graffeurs car le sol pouvait nous blesser quand on dansait sur les mosaïques abimées, ce n’était pas pratique. Certains groupes pouvaient s’approprier des espaces rurales un peu comme les PCB qui s’entrainaient aux Halles, ou d’autres au Trocadéro, mais là-bas, c’était surtout pour le fun, pour le plaisir d’être ensemble et d’y faire des spectacles de rue… Le Centre Paco Rabanne était beaucoup plus approprié pour les danseurs, c’était un temple pour moi ! Un peu comme cette salle de Saint-Denis, dont je suis devenu animateur vacataire, avec Mister Coupole de Stains, Patrick Léveillé, en 1984…La danse faisait le lien à l’époque entre toutes les autres disciplines du hip hop, et ça faisait du bien à cette culture !
DWT : Certains d’entre vous se produisaient déjà en Europe dès 1984…
Gabin Nuissier : Un manager qui s’appelait Viri était arrivé un jour au Centre Paco Rabanne et a demandé à Paco Rabanne qui étaient les meilleurs danseurs. Il avait répondu qu’il connaissait deux bons groupes : Aktuel Force et PCB ! Il avait demandé à nous voir danser. Je me souviens que Solo (PCB-Assassin) avait répondu quelque chose comme « mon groupe préfère danser dans la salle du bas, en privé ! ». Donc les deux groupes, chacun leur tour, sont descendus et ont fait leur démonstration… On a cartonné et on s’est retrouvé à la Plazza Saint-Marco en Italie à Venise ! On peut dire que c’est à moment-là qu’Aktuel Force a renforcé sa formation. Il y avait Bouda, Xavier, Rodrigue et moi. Blaise n’avait pas pu venir à cause d’un problème de passeport qu’il n’avait pas reçu à temps. C’était très dommage car Aktuel Force était privé d’un des poids lourd… On y avait rencontré Didier et Bruno (Joey Starr et Kool Shen). C’est à ce moment que les affinités avec eux ont commencé. Cette période était magnifique. Didier (Joey Starr) était très bon au smurf, Il était très mince à l’époque, il avait un côté serpent, des bras comme des tentacules, un délice dans l’exploration du wave. Bruno (Kool Shen) était plus dans le break, il faisait la coupole. Il était très bon, sans compter toute l’équipe d’Aktuel Force, comme Bouda, Rodrigue et Xavier qui se permettaient de faire plus de vingt tours sur la tête en finissant par briser un mobilier de l’hôtel qui avait été remboursé. On avait dansé sur une grande scène de la Plazza San-Marco avec des percussionnistes antillais, on avait cartonné ! C’était énorme pour moi qui quittait ma banlieue de Dugny et qui me retrouvait, à mon âge, dans un grand hôtel pendant quinze jours avec jacuzzi… On était loin de Dugny et je touchais 2 000 francs et les bonus vestimentaires pour ces quinze jours ! (rires) On peut dire qu’après ce périple, Joey Starr et Kool Shen sont devenus membres à part entière d’Aktuel Force.Il avait répondu qu’il en connaissait deux : Aktuel Force et PCB ! Il avait demandé à nous voir danser. Je me souviens que Solo (PCB-Assassin) avait répondu quelque chose comme « mon groupe préfère danser dans la salle du bas, en privé ! »
DWT : Quelle rôle avait joué pour toi l’émission de Sydney, « hip hop », en 1984 ?
Gabin Nuissier : Nous dansions déjà avant l’émission « hip hop ». Le jour où l’on a entendu qu’une émission sur la danse hip hop allait démarrer, c’était l’extase pour des gamins comme nous. Je me souviens que nous étions déjà figé devant la série « Starky et Hutch » qui était diffusée juste avant cette émission ! On était tous devant notre télévision avec impatience et c’était un plaisir de la regarder. Je remercie d’ailleurs Sydney d’avoir été là pour toutes ces choses. On pouvait y apprécier les PCB, des autres comme Enrique de Forty Second Street et Benoît des Street Kids… Bouda y est allé et m’a souvent demandé de venir avec lui, ce qui était difficile du fait de certaines compétitions sportives que je pratiquais. J’étais présent dans les deux dernières qui ont été faites au Centre Paco Rabanne. Cette émission a multiplié le nombre de danseurs hip hop dans toutes la France. Quel bonheur de voir autant de gens faire une grande chaîne humaine sur toute la place du Trocadéro après le film de « Break Street 84″ ! Les moments ont été difficiles après cette effervescence. On s’est retrouvé dans une période assez creuse avec une poignée de danseurs…Les moments ont été difficiles après cette effervescence. On s’est retrouvé dans une période assez creuse avec une poignée de danseurs…
DWT : Lorsque Joey Starr et Kool Shen se tournent vers le rap, est-ce que tu t’es senti partie prenante du collectif suprême NTM ?
Gabin Nuissier : NTM, ce sont des amis. Joey Starr, Kool Shen, c’est aussi Saint-Denis, le domaine Montjoie qui s’organise. Mais avant tout, on était des danseurs qui avaient partagé beaucoup de tranches de vie ensemble et cette affinité restera toujours même s’ils en sont arrivé à poursuivre dans le rap. Il y avait aussi par exemple, Johnny Go et Destroy Man qui étaient parmi les premiers rappeurs et qui fréquentaient également ce centre. Et l’anecdote, la plupart des rappeurs étaient danseurs au départ. Une fois que le rap a commencé au début des années 1990 et qu’il y a eu l’émission radio Nova, beaucoup de danseurs sont partis directement au micro, idem pour les New Génération MC, Little Mc. Mais le rap n’a jamais été une branche fédératrice, comme l’est la danse… Et pour tout dire, Je n’ai jamais senti une appartenance au crew suprême NTM, même si je les kiffe. On peut dire que Kool Shen et Joey Starr étaient et seront toujours Aktuel Force, mais pas l’inverse !DWT : Penses-tu que votre implication et votre détermination ont joué un rôle dans l’introduction du break dans les théâtres ?
Gabin Nuissier : Il y a eu tous les battles gagnés par Aktuel Force en France et cette grande période de disette, après l’arrêt de l’émission « hip hop » en 1984… A partir de 1986 / 1987, une poignée de danseurs de la première génération, dont je fais parti, ont continué dans la passion de cette danse. J’étais réputé dans l’Europe, j’aimais le plaisir de construire, de créer individuellement. Et j’avais déjà compris en fonction de mon vécu d’Aktuel Force, que le travail de groupe serait plus efficace pour aller plus haut. Alors j’ai pris le temps de choisir et former d’autres générations en 1989 / 1990 comme Hassen, Karima, Karim, Ibrahim, Kamala… Ensemble, à ces périodes creuses, nous faisions 5 à 6 spectacles par année, le reste du temps, c’était entraînements et spectacles de rue. Nous avons monopolisé les places publiques. Un jour d’été de juin 1993, Christian Tamet, du Théâtre Contemporain de la Danse, m’appelle pour faire un master class dans leur théâtre avec Easy Rock (Rock Steady Crew), Storm et Emilio Scalambro. Comme une pierre qui roule, tout se déclenche. Alors en 1993 / 1994, nous faisons la première partie des Rock Steady Crew à Suresnes. Après avoir harcelé le Directeur du théâtre, Olivier Meyer a fini par programmer notre spectacle ! Christian Tamet était revenu à la charge pour nous proposer de participer à une tournée avec d’autres compagnies : « Sobédo ». Ce qui était intéressant, c’est qu’Aktuel Force était un point fort de ce spectacle…Il ne faut pas négliger qu’à force de travail, c’est nous qui avons forcé les portes pour passer de la rue à la scène. Ca a été un chamboulement et une révélation car on avait réussi à bouleverser un système…
On a fait énormément de scènes nationales et internationales, commençant par le Casino de Paris etc… On a beau dire que les anciens sont partis… Il ne faut pas négliger qu’à force de travail, c’est nous qui avons forcé les portes pour passer de la rue à la scène. Pourquoi aurait-on laissé la place aux autres ? On a fait toutes les scènes nationales, devant un public de 7 à 77 ans, en remplissant les salles, chose que la danse contemporaine n’arrivait pas à faire. Ca a été un chamboulement et une révélation car on avait réussi à bouleverser un système…