La place du hip hop à Lille

On peut dire des choses importantes sans être vulgaire, sans tags qui salopent les murs… (Martine Aubry / Inauguration du Centre européen des cultures urbaines / Lille, 4 octobre 2014)

Un événement eurorégional de portée universelle a eu lieu le 4 et 5 octobre 2014 à Lille avec l’inauguration d’un centre culturel au nom provisoire : C.E.C.U. – Centre Eurorégional des Cultures Urbaines (un appel à idées est lancé par la mairie : nom.cecu@mairie-lille.fr -), 2 500 m2 dédiés au hip hop, imaginé par Axiom et voulu par Martine Aubry. Vite dit comme ça, c’est flou et quand c’est flou : il y a un loup !
Structure administrative créée pour favoriser les échanges transfrontaliers, l’eurorégion qui regroupe la métropole lilloise avec Courtrai et Tournai en Belgique, compte deux millions d’habitants, parmi lesquels, donc, les employés, les futurs artistes et le public choyés et espérés ; le succès du C.E.C.U. étant déjà international, on leur souhaite le reste de la France bientôt aux rendez-vous de la programmation éclectique, affichant sa complémentarité avec nombre d’événements réguliers du réseau Hip Hop du nord (à venir : Hip Open, Hip Hop Dayz, Hip Hop Games, block parties, forum des musiques actuelles, salon des activistes Hip Hop, Battle Internationale de Graffiti, un Graffpark, Biennale Internationale d’Art Mural… voir sur facebook.com/ceculille).
Incontournables représentants de ce réseau de crews, d’associations, de lieux et d’activistes de longue date, Najib Ben Bella (DJ Boulaone, très remercié), Call 911, (asso partenaire de la mairie), le chorégraphe Farid Berki, Axiom, prennent part au projet ; ce dernier, rappeur parmi les plus engagés politiquement depuis 1994, en revendique l’idée et devient ainsi, nouvelle casquette, chef de file d’une imposante mouvance eurorégionale grossie par l’active Zulu Nation Belge (street-knowledge.com, lavoixduhiphop.net et la plate-forme Hip Hop Survivors).

Cependant, malgré la concertation avec ces nombreux activistes, inquiétudes et vigilance perdurent…

Cependant, malgré la concertation avec ces nombreux activistes, inquiétudes et vigilance perdurent : un anar de la CNT dénonce un projet de gentryfication et rappelle que la mairie a fait raser le lieu historique du hip hop : le Ch’ti D’Arras (cours de danse et graff, studio d’enregistrement…) pour imposer son bâtiment et sa politique administrative-culturelle, où le concept « accompagnement » remplace celui de « liberté créatrice ». Le rappeur Rekta avait créé le Build’up pour des expositions et des soirées mais n’avait pas obtenu de subventions ; les associations partenaires Call 911 et Aerawsoul n’ont pas de promesse de financement… D’autres assos comme Secteur 7 ou Soul Street vont-elles survivre ? Le debrief prévu par Martine Aubry en juin 2015 risque d’être chaud…

Hip Hop Hurray !

Les danses de rues, le MC’ing, le DJ’ing, le writing reliés dans le hip hop par Afrika Bambaataa il y a quarante ans sont devenus des moyens de reconnaissance sociale incluant logiquement l’entrepreneuriat, « for us, by us », dans les disciplines du mouvement. Une volonté d’accompagnement, de formation, de professionnalisation structurera les projets au C.E.C.U. à travers les pratiques en ateliers, en résidence, en studio et sur scène : c’est un incubateur (pas le potager de la série Black Jesus !).

Le hip hop est donc LA culture urbaine qui motive les quinze millions investis par la mairie de Lille.

Le hip hop est donc LA culture urbaine (en attendant le tuning ou les clowns qui font peur) qui motive les quinze millions investis par la mairie de Lille dans un Rubik’s cube de baies vitrées, béton fin, métaux noir et rouille, en contraste avec les briques de la maison-folie du quartier de Moulins réhabilitée (bizarrement, l’agence d’architecture King Kong annonce 4050 m2 sur son site et un article du Monde parle de 3000 m2 ?).
Basé sur le principe d’une hip hop school adjointe à différents lieux de diffusion (vastes galeries, salles de concert, projection, mur dédié au graff) et qualifié de « projet d’excellence territoriale », l’opération mutualise les deux « maison-folie » de Waremme et Moulins (centres culturels créés en 2004, distants de deux kilomètres) et le nouveau bâtiment.

À Wazemmes, m’arrachant du mix trap/électro funk/oldschool hip hop du crew féminin Supafly (Bruxelles trop puissant !), Isham One me guide dans l’expo “A Nous York” très réussie, digne d’un travail collectif intelligent, préparée par le crew Waz Here : Mikostic (alias Handmade), Fabien Swyngedauw et Najib Ben Bella. Les portraits d’habitants et le mural par Isham, l’humour de la série de 4letters, le buffet creusé de tags et l’incroyable machine à reproduire des tags vectorisés du crew Doctor Colors, les persos d’Aplick One, les contributions de Mesh et des 156, l’atelier d’Espack, le bout de métro new yorkais de 1973… etc… valent leur pesant de bigups.
Les photos d’Ernie Paniccioli (voir son livre Who shot ya ?) et les toiles de Futura 2000 exposées à Moulins sont rarement visibles en France. Que dire sinon souligner l’excellence de l’ensemble, le soin apporté au bon kif des œuvres. Les expositions sont à voir jusqu’au 11 janvier 2015. À la fin de la première journée, après les sets latins de Bobbito et Tony Touch, 5 000 visiteurs étaient passés dans les lieux, politiques et journalistes compris ; 7 000 après le concert de Casey et Asocial Club le lendemain soir (pas vu, malheureusement).

Hip-hopisation des institutions ?

En juin 2014 : le maire de Dakar inaugure la Maison du hip hop et des cultures urbaines… En 2005 à Paris, création de la Maison du hip hop de l’asso Paris Est Mouv’… Rumeurs de projets à Marseille (entre la Friche ou l’Affranchi ? En plus Phil Subrini vient d’être nommé Zulu King…), Toulouse (qui perd ses lieux dédiés au graff un à un). Aux Etats-Unis, l’Université de Cornell collecte des archives depuis longtemps et deux projets sont en négociation : le National museum of hip hop dans Harlem, et l’Universal hip hop museum dans le Bronx (4800 m2).

Le hip hop relaie artistiquement des revendications sociales. La question de l’indépendance et de l’autonomie se posera si les animateurs des établissements publics hip hop sont amenés à ignorer, mépriser ou condamner ces revendications.

Créé pour transformer les énergies négatives en énergies positives, le hip hop relaie artistiquement des revendications sociales. La question de l’indépendance et de l’autonomie se posera si les animateurs des établissements publics hip hop sont amenés à ignorer, mépriser ou condamner ces revendications ; auquel cas certaines de ces initiatives institutionnelles ou commerciales pourraient s’orienter vers d’autres cultures urbaines plus consensuelles.
Depuis « Je ne veux pas faire de politique, ma mission est artistique » d’Assassin, nous savons que les artistes travaillent leur art et les co-conspirateurs défendent le mouvement dans et face aux institutions – et que l’alliance est parfois efficace. Snype, graffeur de la Zulu Nation Belge, demande : « Les rockers ont pris les postes de décisions, pourquoi pas nous ? ».
Cette culture populaire continuera d’être respectée et défendue contre l’opportunisme et la caricature, même dans le marigot médiatico-politico-économico-populiste si l’on convient avec le sociologue Saïd Bouamama que « la faiblesse de nos associations enfermées dans la gestion d’activités, au lieu d’organiser les revendications, de faire connaître l’histoire des luttes, de refuser les compromissions, mène à la mise en scène d’une minorité culturelle par une politique coloniale raciste, à fonction économique de domination ».

« Le hip hop n’est pas une culture »

C’est Ernie Paniccioli – photographe du tout hip hop new yorkais – qui le dit. Patatras ! What the fuck ? Son argument pourrait servir aux f-haineux ! Ce n’est pas juste une opinion, il s’explique : « Le hip hop n’est pas une culture car il n’y a pas de médecine hip hop ou de juges hip hop ». Natif indien-américain, il faut comprendre que sa définition de « culture » signifie « société », et pas seulement « pratique des arts reflétant la société ». Les questions du public portent beaucoup sur la mauvaise haleine du rap, Brother Ernie répond clairement : « parmi les disciplines du hip hop, seul le rap est actuellement colonisé par le gangsta rap qui est un complot pour encourager les armes, la drogue, l’alcool et la prostitution dans les ghettos ». Mais complot du crack et simple bizness inauthentique qui occupe du temps de cerveau disponible ne sont pas le même problème. Réponses distanciées de Jean-Marc Mougeot (Directeur du centre culturel hip hop La Place – Paris) : « En France, on ne prend pas très au sérieux le gangsta rap », ou de Cachin : « Kaaris, ça peut être pris comme de l’humour ». Malheureusement un matraquage crade laisse des traces parfois honteuses (l’interview d’Ernie Paniccioli par Olivier Cachin et filmée par Mr Biggs sera diffusée sur Trace TV).

Martine Aubry résume en une phrase les contradictions entre hip hop et administration : « On peut dire des choses importantes sans être vulgaire, sans tags qui salopent les murs… ». À l’aide d’un mot vulgaire, elle stigmatise l’art calligraphique du tag qui fait partie intégrante du hip hop (il y aura d’ailleurs un concours de tags lors de la neuvième bataille internationale de graffiti organisée à Lille par Call 911, Aerawsoul et… le C.E.C.U.) ; en imaginant « les murs » comme des objets purs, Martine entre dans une utopie hygiéniste où « on » ne laisserai aucune trace. En faisant référence à la violence de certains textes, elle ne peut cependant pas enlever à la liberté d’expression et la poésie, l’usage de la vulgarité.

Le racisme, le sexisme, le vandalisme ou la violence tombent sous le coup de la loi mais surgissent parfois dans le hip hop par provocation gratuite, ignorance ou appât du gain, comme dans les médias, les partis, les sports…

Bientôt les usagers du C.E.C.U. demanderont à ce que ne soient pas effacés les tags de leurs potes disparus ou ceux de stars du graff qui seront invités. Le racisme, le sexisme, le vandalisme ou la violence tombent sous le coup de la loi mais surgissent parfois dans le hip hop par provocation gratuite, ignorance ou appât du gain, comme dans les médias, les partis, les sports… (et les excuses sont très tendance voire rentables). Rangez votre râpe à délits, Martine, papy hip hop est majeur, parent d’enfants, et ne souhaite pas que le C.E.C.U. accouche de Schtroumpfs, pas plus que de terroristes.

Enterrement de première place

Le projet parisien « La Place » est très mal embarqué depuis le début… Le questionnement sur la pertinence du projet est récurent depuis 2010 et l’opposition U.M.P. a pu facilement dénoncer en 2011 les contradictions et l’illégalité de statuts mal ficelés. Le dossier de presse fanfaron confirme les pires craintes qu’on puisse avoir. La rénovation du forum des halles impliquait, volonté du maire, la création d’un centre culturel. Il fut décidé de s’inspirer du projet Maison du hip hop, mais sans les acteurs du hip hop de la région parisienne, préjugeant des antagonismes, et de la loger dans le nouveau forum, avec des arguments fallacieux :
– un lien inventé car il n’y a pas de crew historique ou emblématique du quartier, peu de lieux pour le rap (Baisé Salé…), peu de murs graffés ; les tags et stickers révulsent les habitants et commerçants et la répression est féroce pour protéger les aménagements neufs et hors de prix ; quelques dalles lisses dans les courants d’air permirent la pratique des danses de rue, au bon vouloir des agents de sécurité, des commerçants et de la police; les boutiques hip hop ne sont implantées là qu’en bonne logique commerciale, malgré les loyers exorbitants et les odeurs de pisse…
– Paris est parsemée d’endroits plus emblématiques que les Halles pour le hip hop (Stalingrad, le XIIIème, le XVIIIème…) et l’argument centralisateur de la facilité d’accès en transport public ne tient pas car le hip hop se déplace aussi à pied, en skate, en vélib’, en Hummer (électrique)…
– Contre toute attente, les locaux ne donneront pas de plain-pied sur la rue mais seront situés au premier étage… logique commerçante et sécuritaire.
– 1400 m2, premier centre hip hop… Vantardises ! Aménager plus de 13 équipements dédiés réduira la surface utile d’au moins 100 m2. Par la date, sa surface, son ambition, le C.E.C.U. à Lille (en réalité axé sur le hip hop) est bien le premier centre hip hop en France.

Il y a déjà un centre d’animation très important aux Halles (avec un peu de hip hop dedans) et on découvre aussi le projet d’un centre culturel pour sourds et malentendants, ce qui nous ouvre une digne porte de sortie : laissons le Centre La Place qui ne correspond en rien à la pratique du hip hop à ces deux initiatives (s’ils en veulent !).

Le projet de Centre hip hop aux Halles ne peut être qu’une vitrine médiatique et mercantile qui fait déjà pitié, un mauvais placement. On devrait se réjouir de ce luxe, mais l’analyse nous montre que rien n’a été pensé pour unifier.

De toute évidence, le projet de Centre hip hop aux Halles ne peut être qu’une vitrine médiatique et mercantile qui fait déjà pitié, un mauvais placement. On devrait se réjouir de ce luxe, mais l’analyse nous montre que rien n’a été pensé pour unifier, mais plutôt maintenir le mouvement loin des autres pratiques culturelles. Ségrégation économique ou apartheid culturel, la défiance des autorités à l’égard d’un mouvement toujours soupçonné de polluer la société française, apparaît clairement dans ce cadeau empoisonné.
Le hip hop, pour briller, doit être au contact de la société et d’autres cultures, s’en nourrir et s’en influencer, et non se ranger au milieu d’un centre commercial. La direction des affaires culturelles de Paris qui prétend traiter le hip hop à égale dignité avec les autres cultures (est-il besoin de le dire ?), devrait avoir l’intelligence de connecter le Centre hip hop là où les synergies existent déjà au Parc de la Villette et au Centre National de la Danse à Pantin en créant le pôle DJ/rap/danse/beatbox dans ce parc des guitaristes, djembéïstes, batucadas, capoeïristes, jongleurs, etc…, où se trouvent la Philharmonie, le Zénith, le Trabendo, le Cabaret Sauvage, la Maison de la Chanson, la Grande Halle, la Cité de la Musique et le Work In Progress, lieu à moitié Hip Hop, à moitié ouvert, à moitié à louer !
Dans cette même optique, pourquoi ne pas envisager un deuxième pôle : graff/photo/cinéma/mode dans le 13ème (Halle Freyssinet, 42… et aussi pas loin : universités, quai de la mode et du design…) ? Et, puisque le projet est sous tutelle, qu’il soit confié, non pas au triumvirat mairie du 1er, mairie de Paris, Conseil Général de la Seine Saint-Denis (qui va disparaître vers 2020) mais à Paris Métropole (qui regroupe actuellement 152 communes de petite couronne et la capitale) ou au Conseil Régional d’Île-de-France, pour représenter tout le territoire du hip hop francilien. Alain Garnier